"Paris, le 29 janvier 1854.
Très-confidentielle.
Monsieur Antonio Garay, Mexico.
Mon cher Antonio, merci mille fois pour votre bonne lettre du 2 décembre qui me fait connaître la part que votre cœur a pris dans le malheur qui est venu frapper si cruellement ma famille! Ma chère Eléonore n'est plus de ce monde, et nous l'avons perdue au moment où elle nous disait, par sa lettre du 1er novembre, qu'elle était au comble du bonheur... Mourir à 2l ans, si jeune, si belle, en parfaite sanlé... Que de tristes réflexions ce cruel événement me fait faire sur notre pauvre et misérable espèce humaine! J'ai bien souffert, mon cher Antonio, en recevant la fatale nouvelle! Car, indépendamment de la peine qui dévorait mon âme, j'avais à porter secours à une pauvre femme qui ne raisonnait plus et qui voulait en finir avec elle-même! Enfin Dieu a voulu porter un peu de calme dans nos esprits, et nous permettre de pleurer avec réflexion sur la mémoire de notre chère enfant, en attendant que nous allions la rejoindre!
Pensons, en attendant le jour de la délivrance de toutes nos peines sur cette terre, à nous occuper de la mission que Dieu nous a donnée a remplir, et puisque l'intéressante Joséphine réclame sa part d'attention, je vous dirai qu'ayant réfléchi beaucoup et même consulté des personnes graves et bien posées par leur savoir de nos habitudes, il en résulte que je n'ai aucun espoir de l'établir convenablement près de moi, puisque nous ne pourrions pas mettre sur la table du notaire une forte somme qui représenterait une bonne partie de la fortune qu'elle pourra avoir; aucun homme bien posé et ayant de la fortune ne voudra être dans la nécessité d'aller régler les affaires de sa femme dans un pays si éloigné et si mal famé pour l'expédition prompte des affaires. Nous n'aurions donc en perspective pour l'établissement de cette charmante enfant qu'un homme qui chercherait une position, et pour cela il vaut mieux qu'elle se trouve sur les lieux de sa naissance, à votre convenance et à celle de sa maman, comme aussi de son cœur.
Un homme bien posé ici par sa famille, comme par son avoir et ses espérances, ne pourrait guère fermer les yeux sur la position de la mère de Pepita, à qui il faut faire une rente pendant toute la vie, et qu'il ne pourrait pas appeler près de lui pour l'introduire dans sa famille. Vous connaissez aussi bien que moi, mon cher Antonio, les répugnances du monde pour tout ce qui n'a pas figuré respectablement, et dans notre société vieillie dans les principes de rigidité pour tout ce qui touche à l'honneur des familles, il n'y a que beaucoup d'argent qui fasse passer par dessus les préjugés; il vaudrait mieux mille fois que notre chère Pepita n'eût pas de mère, car dans ce cas, n'ayant qu'à jeter les yeux sur elle, si gentille et si douce, mari et famille seraient enchantés de l'avoir, et elle ferait le bonheur de tous, j'en suis assuré; mais encore faudrait-il pouvoir dire : elle a tant, bien clair et bien net.
Je vous expose, cher ami, toute ma pensée pour que vous avisiez au moyen qui vous paraîtra le plus convenable; de mon côté, je vais préparer Pepita à la nécessité où elle est de retourner au Mexique vers la fin de l'année, et malgré que cela la contrariera beaucoup et nous aussi par l'attachement que nous avons pour elle, c'est tout à fait dans son intérêt qu'il faudra s'y résoudre.
500,000 fr. comptant et des espérances positives de 2 à 500,000 de plus pourraient nous faciliter son établissement ici d'une façon assez convenable; mais s'il faut aller chercher ce qu'il y aura là-bas; il n'y a aucun espoir de réussir.
Votre ami de tout cœur,
J.-V. Subervielle"