Château de Kerno à Ploudaniel

Château de Kerno (Ploudaniel)
Catégorie : Monuments non religieux
Familles associées au lieu : Gouzillon, Barbier, Barbier de Lescoët, Barjou

1612. Un manoir bien mal acquis !

Depuis longtemps, Messire Barbier de Kernao tentait en vain d'acquérir un manoir proche de chez lui. Le 31 décembre 1612, il invite le fils de la propriétaire à sa table, l'enivre et lui fait signer un acte de vente à minuit sur le chemin du retour.Sieur de Kernao à Ploudaniel, de la Fontaine-Blanche à Sainte-Sève et de maints autres domaines seigneuriaux alentour, Jacques Barbier est, à 40 ans tout juste un homme d'argent. Il a de qui tenir. Son père a notamment construit le château de Kerjean à Saint-Vougay où il a été baptisé. Quant à sa mère, épousée en secondes noces, elle a déposé dans la corbeille de mariage l'important fief de Gouzillon dont il est l'héritier présomptif. Avide donc, le seigneur de Ploudaniel ? En fait, toutes les occasions lui sont bonnes pour enrichir son patrimoine. Beau parleur, il sait convaincre les hésitants. De surcroît, il dispose, de par ses titres et ses fonctions d'autorité, des moyens appropriés pour amener éventuellement à la raison les récalcitrants. Capitaine d'armes à Lesneven, il a servi dans la compagnie du duc de Vendôme et fait la chasse aux Espagnols sur le littoral. Ainsi voit-il à présent son empire se développer sans cesse. Après la terre de Lanorgant en Plouvorn qu'il reçoit en partage, ce sont celles de Kerivoas dans cette même paroisse qui tombent dans son escarcelle, puis trois pièces que le sieur de Coatbizien consent à lui céder à Pontpaul pour la modique somme de cinquante écus, sans compter les biens acquis précédemment, aux abords de la trentaine à Lesneven, ni bien entendu le manoir de la Salle que lui avait abandonné en 1603 dame Catherine de Kermorvan moyennant une rente viagère de 240 livres. 

A riche mari femme prodigue

Toujours plus ! Telle n'est pas la devise du châtelain de Kernao figurant sur ses armoiries, mais à l'évidence elle est le moteur de son existence. Sa femme, Claude, fille aînée de Prigent de Liscoët, seigneur de Kermeur à Guipavas, n'est pas moins âpre au gain. A cet égard d'ailleurs, ses exigences ne datent pas d'hier. A cinq ans elle était déjà assistée d'une servante, d'un palefrenier et d'un laquais. La toilette non plus ne lui a jamais manqué : robes, bijoux, dentelles, soieries et autres fanfreluches. De constitution fragile, elle requiert par ailleurs des soins assidus plus ou moins justifiés. Souvent mis à contribution, et chaque fois davantage, son père se désespère d'une telle prodigalité. Rien qu'en frais de médecins et d'apothicaires, il lui en coûte trente-six livres par an. Cependant la jeune femme n'a cure de ses récriminations. En tout cas, c'est sans état d'âme qu'à sa mort, en 1626, elle s'octroiera une rente de 270 livres, ajoutée au manoir de Kernilly à Guiclan et à des dizaines d'hectares de terres nobles par-ci par-là. Hélas tant de richesses accumulées ne vont pas sans contrepartie judiciaire. Même si, insatiable de biens terrestres, le sieur de Kernao se veut également un homme de bien. En témoigne le monastère qu'il fonde à Lesneven pour les religieux de Saint-François, à condition d'y apposer son écusson et de pouvoir y reposer à sa mort. 

Une approche enjôleuse

Comme tout gentilhomme qui se respecte, Jacques Barbier court effectivement de procès en procès pour défendre ses intérêts. Celui qui va l'opposer à Béatrix Geffroy de Kerguen, à Ploudaniel, sera manifestement le plus invraisemblable, tant par son objet que par son dénouement. Qu'en est-il ? Bien que comblé de toutes parts, en fait ce notable n'est pas entièrement satisfait. Lui manque en particulier un manoir près du sien où réside le fils de la douairière, prénommé Noël. Certes la demeure tombe quasiment en ruines, mais il s'en arrangera. De même, il fait son affaire de son occupant, un garçon dispendieux qui passe le plus clair de son temps dans les auberges. Sa mère voulait l'envoyer à la Cour, afin de suivre les traces de ses aïeux : il n'a pas dépassé Rennes. Prêt à revenir au pays pour épouser la fille d'un riche avocat. Avec l'assentiment bien sûr du papa, flairant l'aubaine. 

La rencontre décisive

Du coup le sieur de Kernao entreprend de réaliser son rêve. Sourire aux lèvres et des écus plein les poches, il multiplie les approches pour emporter la décisioon du fils prodigue, allant même jusqu'à lui prêter son cheval et se proposant d'être le parrain de l'un de ses enfants. Tant d'égards à son endroit ne font toutefois qu'éveiller la méfiance du jeune homme. Contre l'avis de son beau-père, mais sur les conseils de son valet il refuse de vendre. Déçu mais non découragé, Barbier de Kernao revient à la charge peu après. Aidé en cela il est vrai, tant par la femme du jeune entêté que par le beau-papa. Ce dernier menace son gendre, à qui il a promis des «montagnes d'or», de le ruiner s'il n'accomplit pas sa volonté. Sa fille se dit malheureuse d'avoir épousé un homme qui «donne du mécontentement» à son père. Face aux pressions qui s'exercent sur lui, indépendamment de sa mère qui, elle, ne veut rien entendre, en définitive Noël de Kerguen ne trouve appui qu'auprès de son plus proche serviteur. «Mon maître, si vous vendez, insiste celui-ci, vous serez mille fois plus misérable que moi !» Hélas la ténacité du demandeur finira par triompher. L'occasion s'offre à lui le 31 décembre 1612. Il est de coutume en ce dernier jour de l'année de fêter l'aguilanneuf. Les plus riches ripaillent tandis que les autres vont chanter de maison en maison pour un morceau de lard ou un verre de cidre. Ce jour-là, Noël de Kerguen se rend à Ploudaniel où, d'auberge en auberge, il festoie à sa manière. Au retour, il rencontre un mendiant à qui il donne une pièce. «Venez donc à Kernao, lui dit celui-ci, nous y attendrons la nouvelle année le verre à la main.» Le jeune fêtard accepte l'invitation avec empressement. Le sieur de Barbier de Kernao l'attend de pied ferme. Le verre promis sera suivi de nombreux autres. 

Contrat signé au clair de lune

Les libations terminées, à l'approche de minuit, le maître de céans propose de reconduire son hôte complètement ivre. Arrivé près du colombier du manoir de Kerguen, il tire de sa poche, en même temps qu'un sac d'écus, un contrat de vente notarié préétabli sur lequel ne manque que la signature du propriétaire. Incapable de réaliser la portée de son acte, Noël appose sa griffe sans réticences au clair de la lune. Mandée aussitôt, sa femme s'empresse de faire de même, heureuse d'être parvenue à ses fins. Une nouvelle année commence. En quelques instants seulement le manoir de Kerguen, berceau d'une vieille famille, transmis de génération en génération depuis des lustres, vient de changer de mains. Messire Barbier de Kernao est aux anges. Cependant le plus difficile reste à faire. «Mes amis, recommande-t-il aux ex-propriétaires en guise d'adieu, n'en dites rien à votre mère. Je tiens de bonne source qu'elle médite de vous empoisonner.» De fait, Béatrix Geffroy de Kerguen entre en furie lorsque, avertie du déménagement des meubles, elle arrive en son ancien domaine. Des soldats de Jacques Barbier lui ferment la porte au nez, menaces à l'appui. Elle revient le lendemain et se heurte cette fois au nouveau seigneur des lieux qui l'accueille fort mal. Sur son ordre, des valets tentent de la jeter dehors une nouvelle fois. Mais elle s'y oppose avec tant de vigueur qu'elle parvient à entrer avec l'aide de voisins alertés. L'un d'eux est envoyé sur-le-champ à Lesneven prévenir son avocat. 

Sept ans de procédure 

Commence dès lors une procédure qui va durer sept ans. Sept longues années durant lesquelles toutefois le sieur Barbier de Kernao, sûr de son fait, ne perd pas son temps. Les travaux de restauration de sa nouvelle propriété sont menés tambour battant. De son côté, la dame Geffroy s'emploie à démontrer que l'acquéreur de Kerguen a extorqué le domaine alors que son fils ne se trouvait pas dans un état normal. Pour preuve elle invoque le témoignage de deux de ses domestiques. Ils ont vu, ce soir-là, le prétendu mendiant venir quérir leur maître pour l'emmener chez Barbier. «Mensonge ! proteste ce dernier. A l'heure dite, les serviteurs en question faisaient la tournée de l'aguilanneuf. Et ils ont passé le reste de la nuit à boire.» Accusé d'abus de faiblesse, il répond d'autre part à Béatrix Geffroy que son fils a signé en connaissance de cause. 

Justice rendue manoir retrouvé... 

A l'appui de ses arguments, ledit Barbier brandit une lettre d'un seigneur de Henvic, parent de Noël, faisant ressortir que d'autres acquéreurs étaient sur les rangs. Déboutée en première instance judiciaire, la demanderesse a finalement obtenu gain de cause en cassation. Le 19 juin 1620, le Parlement de Bretagne casse le contrat de vente et ordonne la restitution du manoir aux anciens propriétaires. Le sieur de Kernao met en cause l'impartialité de l'enquêteur de Quimper, parent de la dame Geffroy. Mais rien n'y fait. La rage au coeur, le lendemain il remet les clés de la demeure à qui de droit.


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