François Lhomond

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  • propriétaire planteur en Guyane

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Notes

Compte-rendu de séance de l'Assemblée nationale en date du 8 janvier 1792 :

Le sieur François Lhomond, habitant planteur de l'isle de Cayenne et deux autres citoyens de cette ville sont introduits à la barre :

Un de MM. les secrétaires fait la lecture de leur pétition dans laquelle ils se plaignent d'horribles injustices que le gouverneur de Cayenne leur a fait éprouver, et de ce qu'on leur refuse le dédommagement que leur avait accordé l'Assemblée constituante.

M. le Président répond aux pétitionnaires et leur accorde les honneurs de la séance (l'Assemblée renvoie la pétition au comité colonial).


 

Pétition à l'Assemblée nationale par François Lhomond, habitant planteur de l'île de Cayenne.


L'étendard de la liberté, déployé sur tout l'Empire français, a donné dans nos colonies le signal de la mort ; sentant s'échapper de leurs mains le sceptre de fer avec lequel ils avaient régi ces intéressantes contrées, les agents du despotisme n'ont rien négligé pour le retenir : la fortune, la liberté, l'honneur des citoyens, rien n'a été sacré pour eux ; je suis une des victimes sacrifiées à cette soif de régner.

Resté cinquième de l'immense peuplade qui fut envoyée, il y a vingt-huit ans, pour habiter l'île de Cayenne, j'avais bravé tous les fléaux qui ont assiégé notre établissement. J'avais fait plus : au milieu des contrariétés du sol et de la nature, au sein du dénuement même, une industrie active, un travail indiscontinu, et surtout une économie plus que sévère, m'ont créé une fortune : j'ai fait bâtir des maisons, j'ai acheté une habitation, j'ai planté, et j'étais, lorsque le despotisme m'a frappé, un des habitants le plus opulents de la colonie. Indépendant, et par cet état de choses et par caractère, je n'ai jamais fléchi le genou devant MM. les gouverneurs, qui étaient l'idole encensée par la presque totalité des habitans ; aussi, ne me voyant pas son esclave, le sieur Bourgon, dernier gouverneur, est devenu mon ennemi ; réunissant tous les pouvoirs, influençant toutes les opinions et générales et individuelles, il pouvait ce qu'il voulait, et il a voulu ma ruine.

En l'année 1783, j'ai, avec les formes usitées, obtenu la concession d'un terrain, et me reposant sur la foi publique, j'y ai fait une construction extrêmement dispendieuse ; elle était à peine achevée en 1789, que la trouvant sans doute à sa convenance juge et partie dans un tribunal, créé et présidé par lui, le gouverneur en a ordonné la réunion au domaine, c'est-à-dire l'a appliqué à son profit. Ceci se passait au mois d'août 1789, et déjà la France entière était libre ; à l'instant où, par un abus horrible de l'autorité, on me dépouillait, les agents de l'autorité arbitraire payaient de leur tête en France, l'abus qu'ils en avaient fait. Mais le moment de la justice n'était pas encore venu pour nos contrées. Les décrets et instruction des 8 et 28 mai avaient été remis au sieur Bourgon à la fin de juin ; alors la conscience de ses torts publics et privés devient son bourreau ; il sait que le règne des abus est fini, et qu'il va lui même tomber dans le néant. Il appelle à lui ceux qui, comme lui, avaient jusque là vécu d'abus, les privilégiés, les brevetés de l'administration et les officiers de judicature ; il leur représente que leur cause est commune, qu'ils doivent s'unir, et ils s'unissent. Ce n'est que quand la coalition s'est formée, le 18 juillet, que le décret et l'instruction furent publiés.

A cette époque, l'assemblée primaire se forma dans la ville de Cayenne, au nombre de deux cent vingt citoyens actifs. Une grande question y est agitée : aux termes des décrets, les officiers de judicature, élus à la députation, sont dans le cas d'opter ; il avait à craindre que ceux qui siégeaient dans les tribunaux de l'île ne fussent élus, n'optassent, et ne laissassent à ce moyen, les tribunaux sans juges. On met donc en question, s'ils seront admis à voter, parce que, qui peut voter, peut être élu. Partagée entre le désir de s'éclairer de leurs lumières, et la crainte de voir les tribunaux abandonnés, l'Assemblée hésitait ; mais la morgue et les prétentions de ces messieurs, et la conduite que l'un d'eux s'est permis dans le sein même de l'Assemblée, fit pencher la balance. Il fut décidé qu'ils ne voteraient pas. Alors on procéda sans trouble à l'élection de députés à l'assemblée coloniale ; mais ce calme ne régnait que dans l'intérieur de l'assemblée ; au dehors se formait sourdement un orage qui devait détruire en un instant l'effet de cette salutaire harmonie. La caste privilégiée, soutenue de l'influence du sieur Bourgon, faisait agir tous les ressorts pour soulever le peuple ; elle y réussit. Le 9 juin, les députés à l'assemblée coloniale étant nommés pour la ville de Cayenne, et les autres paroisses s'occupant de leurs élections, se forme tout à coup dans la ville un attroupement; on sonne les cloches, on appelle les habitans, toute la ville est en rumeur. Des citoyens honnêtes, même des députés à l'assemblée coloniale, sont forcés, pour sauver leurs jours menacés, de suivre le torrent, et de se réunir à cette horde de brigands. De cet attroupement monstrueux se forme une assemblée qu'on décore du beau nom d'assemblée civique. Tous les pouvoirs se réunissent dans ces mains impures ; et ces pouvoirs illégaux sont fortifiés par l'autorisation du sieur Bourgon, par sa présence, par le secours de la force publique qu'il accorde ; une liste de proscription est dressée, et je suis une des premières victimes désignées à la fureur populaire. À huit heures du matin, une troupe de furieux m'arrête dans la rue ; je demande ce qu'on veut de moi : tais-toi et obéis, est la seule réponse que je reçois. On me conduit à mon domicile, on le fouille de toutes parts, et pour aller plus vite, on enfonce portes et armoires ; on jette mes meubles sur le carreau ; on disperse mes papiers ; c'est avec bien de la peine que j'en sauve quelques débris, et les renferme dans un mouchoir que j'emporte avec ; on m'entraîne de là dans une, puis dans une autre de mes maisons ; là, même fureur, même licence ; on ne respecte pas l'asile de mes locataires ; on enfonce les portes de ceux qui sont absents, et on se permet chez eux les mêmes dégâts que chez moi. Pendant tout ce temps-là, j'ignorais et j'ignore encore ce qu'on voulait de moi. Enfin, la rage de ces forcenés étant épuisée, on me conduit à la prison, et on donne ordre à la garde de me jeter dans un cachot, et de m'interdire toute espèce de communication ; cet ordre barbare est ponctuellement exécuté. Je suis précipité dans un cachot, et seul, couché sur la terre, j'y passe trois jours et trois nuits ; le quatrième jour on vient m'en tirer en vertu d'un ordre du sieur Bourgon, conçu en ces termes : « le sieur Lhomond sortira du cachot, escorté par le sergent et un homme de garde, pour vaquer à ses affaires jusqu'à midi sonnant ; il est enjoint au sergent de ne le laisser parler à personne tête à tête ni à l'oreille ; et s'il écrit, il prendra lecture de ce qu'il aura écrit pour le règlement de ses affaires, et ne lui laissera écrire rien autre chose ».

Émana-t-il jamais des sanglants tribunaux de l'inquisition une ordonnance plus barbare dans son objet et dans ses détails ? Et c'est contre un citoyen, contre un domicilié, contre un homme qui n'est ni accusé ni décrété, que le dépositaire de toute l'autorité se permet cette conduite atroce, et c'est le 10 août 1790 que la liberté et les propriétés d'un Français sont si horriblement violées ! À la vue de cet ordre, j'ai cru qu'il s'agissait de faire mon testament de mort, et je me suis résigné, même sans me plaindre. Entouré de l'honorable escorte. j'ai été conduit à ma demeure j'espérais y trouver les scellés ; c'eût été l'unique moyen d'empêcher le pillage de ma fortune. Point du tout ; je trouvaì ma maison dévastée, et une partie de mes papiers enlevée. Je gémis, mais entouré comme je l'étais, je n'osai pas me plaindre. Je fis quelques visites dans la ville pour l'arrangement de mes affaires, et à midi sonnant je fus reconduit au cachot, d'où je ne comptais sortir que pour aller à la mort. Il en fut autrement, car deux heures après je fus conduit à bord de l'aviso du Roi.

Le premier objet qui frappa ma vue en entrant dans ce bâtiment, fut les sieurs Blond et Mathelin, l'un premier et l'autre troisième députés nommés à l'assemblée coloniale. Ils avaient l'un et l'autre les fers aux pieds. Je fus conduis à la cale, et là je vis quatre de mes compatriotes, les sieurs Orban, Bec, Tassot et Comte, tous quatre aux fers, et étendus sur du bois de corde. On m'ordonna de m'étendre comme eux, et comme eux, je fus, à la même barre, chargé de fers. À peine ces dispositions furent faites, que le capitaine, qui ne devait partir que le lendemain, reçut ordre de mettre à la voile sur-le-champ, et fut obligé de le faire avec une telle  précipitation, qu'il n'eut pas le temps de prendre plusieurs gens de son équipage qui étaient à terre. Les citoyens commençaient à s'intéresser à notre sort, et déjà le témoignaient hautement ; mais on braqua sur nous, pour les intimider, les canons du fort, et nous partimes pour la Martinique, métropole des îles du Vent.

Tous ces faits sont de la plus sévère exactitude; mais s'il était possible que la voix de l'opprimé glissât sur vos cœurs, Messieurs, et n'y imprimat pas une conviction profonde, j'appelle en témoignage le rapport de toute cette affaire fait le 9 avril 1791, à l'Assemblée constituante, par M. Payen de Boisneuf, l'un de ses membres. Vous y trouverez chacun des faits que je vous dénonce tracés en caractères ineffaçables ; vous y verrez que, palliés dans une lettre du sieur Bourgon au ministre, l'aveu en échappe même à sa dissimulation ; vous y verrez que dénaturés et travestis dans un premier procès-verbal dressé par quelques membres de l'Assemblée coloniale influencés par la toute-puissance de cet agent ministériel, ils laissent encore percer un caractère de gravité qui dépose de la sincérité de mon récit ; vous y verrez enfin que dégagée de la crainte servile qui a dicté ce procès-verbal, l'Assemblée coloniale tout entière réclame contre ce monument de contrainte et de force majeure, et révoquant les faits qui y sont articulés, y expose précisément ceux que je viens de consigner ici. Ainsi, nul doute sur le moindre détail de ces faits ; ils sont, je le répète, de la plus religieuse exactitude.

J'en reprends le fil. La traversée ne fut pas heureuse pour moi. Les fers dont on avait chargé mes jambes, y firent une plaie qui me dévoua à de longues souffrances. Au débarquement, nous fumes reçus par une double garde, et, sous cette escorte, abreuvés d'humiliations, on nous conduisit en prison. Les sieurs Blond et Mathelin, deux compagnons de mon malheur, tous les deux députés à l'assemblée coloniale, en furent tirés trois jours après, et envoyés en France. Quant à nous, notre captivité n'eût eu de terme peut-être, qué celui de notre vie, sans l'insurrection du régiment de la Martinique, arrivée le 1er septembre ; il brisa les portes des prisons, et força les prisonniers d'en sortir. Ce fut un bienfait, sans doute, surtout pour les victimes du despotisme. Je ne pus pas en recueillir le fruit. L'état des plaies que les fers m'avaient faites, m'empêcha de m'embarquer pour la France. Je fus obligé de passer dix mois à la Martinique. Ce séjour, dans un moment où l'île, livrée à l'insurrection, avait à peine de quoi suffire à sa subsistance, où le pain était porté au prix énorme de quarante sols la livre, m'a coûté énormément. J'y fis, même avec la plus sévère économie, une dépense de plus de douze mille livres, et ces fonds, je fus obligé de les emprunter. Au mois d'avril, je commençais à me rétablir, et me disposais à venir en France pour y demander justice aux représentants de la nation ; mais j'étais de loin surveillé par celui sur lequel devait tomber tout le poids de ma dénonciation, et qui, par conséquent, avait le plus d'intérêt à m'anéantir, le sieur Bourgon. Le 17 de ce mois, le sieur Behague, nouveau gouverneur de la Martinique, me fit appeler, et me montra chez lui les sieurs Galet, Francins et Hayboud, tous trois affidés et émissaires du sieur Bourgon ; il me dit qu'ils requéraient mon emprisonnement. Ce fut en vain que je réclamai contre cette illégalité, cet acte monstrueux du pouvoir arbitraire. Le sieur Behague fut sourd à mes cris, et je fus de nouveau mis en prison, de compagnie avec un nommé Jean-Baptiste Bosse, qui, quelques jours après, fut fouetté et marqué au pied de la potence, pour avoir dit que le régiment de la Martinique était bon patriote, et avait bien combattu. Mon enlèvement fut si prompt, que je ne pus emporter aucun de mes effets, et que j'en ai laissé dans mon logement pour près de mille livres qui sont perdus pour moi : je m'attendais, au fond de mon cachot, à subir de moment à autre le sort de l'infortuné J.-B. Bosse, et peut-être un plus déplorable encore, mais en cet instant, l'oreille de nos législateurs était frappée des cris des malheureux habitants de Cayenne, et j'échappai à la rage de mes persécuteurs. Je fus, le 17 juin, toujours en état d'arrestation, et escorté par un guide, conduit à bord de la gabarre l'Aviso-de-Bordeaux, qui sur-le-champ fit voile pour la France.

Pendant toute la traversée, je fus obligé de coucher sur le pont enfin, le 26 juillet nous arrivâmes à Lorient. Là, il ne fallut rien moins que l'intervention de la municipalité pour obtenir que je fusse mis à terre et en liberté. Mais arrivant dénué de tout, je fus obligé de faire un emprunt. De là je me suis rendu à Bordeaux pour m'y procurer des secours plus efficaces par les négociants avec qui j'étais en relation d'affaires, et qui me devaient. Ils étaient absents. Excédé de tant de peines et de fatigues, j'y ai essuyé une maladie grave : il m'a fallu un nouvel emprunt. Je suis venu en cette capitale à la suite de l'Assemblée ; une nouvelle maladie m'y a encore affaibli, et il n'y a que très peu de temps que j'ai pu m'y occuper utilement de mes intérêts, et que j'ai été instruit du décret rendu en faveur des malheureux habitants de Cayenne. Comme c'est une modification de ce décret que je viens demander, il est utile que je rende compte du rapport qui l'a provoqué, et du décret lui-même.

Arrivés en France à la fin de septembre 1790, les sieurs Blond et Mathelin se sont hâtés de présenter à l'Assemblée nationale le tableau des persécutions qu'eux et nous avons éprouvées de la part du sieur Bourgon. La multiplicité des affaires soumises au comité colonial, qui a été de droit saisi de la nôtre, en a empêché le rapport jusqu'au mois d'avril dernier. À cette époque, l'affaire a été présentée à l'Assemblée nationale par M. Payen de Boisneuf, rapporteur ; il a rendu compte sur pièces justificatives, et avec une vérité bien digne de l'impassibilité d'un législateur, des malheurs qui ont affligé nos colonies ; cherchant quelle en avait été la source, il l'a trouvée dans la dureté, le despotisme, et surtout le désir de maintenir les abus, de la part des privilégiés, et spécialement du sieur Bourgon. Il a fait voir que c'était aux perfides suggestions de ces malveillants qu'était due l'existence de l'assemblée civique, qui a rivalisé avec l'Assemblée coloniale, et en a proscrit les membres les plus distingués et les plus fermes appuis de la Constitution ; il a tonné contre le sieur Bourgon, qui, loin de blâmer, de dissoudre cet attroupement, l'a autorisé par sa présence, et par l'emploi de la force publique qu'il a mise à sa disposition ; il a peint avec autant de vérité que de force, les excès qu'on s'est permis à notre égard, notre arrestation illégale, notre détention, notre déportation, l'abandon et le pillage de toutes nos propriétés, et notre innocence surtout. Ces bases une fois posées, il en a déduit des conséquences puisées dans la déclaration des droits de l'homme, c'est que lésés dans nos fortunes, nos personnes, notre honneur, il nous faut une réparation équivalente aux dommages par nous soufferts. Mais sur qui doit en tomber la responsabilité ? Il a hésité à prononcer. Convaincu comme homme que celui qui, dépositaire de tous les pouvoirs, loín d'en user pour contenir la fureur populaire, en a abusé pour lui prêter des armes, est le seul coupable, comme juge, il n'a pas osé le désigner au glaive de la loi. Supposant que dans le moment où le torrent de la sédition entraînait tout, il n'avait pu luimême résister, il a mieux aimé acquérir sur ce point de nouvelles lumières, que de hasarder un jugement inconsidéré, et a proposé de décréter que les sieurs Blond, Mathelin, Lhomond, Orban, Bec, Tassot et Comte, embarqués par l'effet des troubles qui avaient eu lieu à Cayenne les 9 et 10 août 1790, sans qu'il ait eu contre eux de jugement légal, seraient libres de retourner à Cayenne, devant y jouir de la protection des lois, comme tous citoyens ; qu'il leur serait fourni sur les fonds du Trésor public, une somme suffisante pour les frais de leur séjour en France, et de leur retour à Cayenne ; et qu'enfin des commissaires du roi seraient envoyés dans cette île, à l'effet d'y prendre sur les événements des 9 et 10 août, les informations les plus précises, pour, sur le compte qui en serait rendu à l'Assemblée, être pris tel parti qu'il conviendrait.

Ce projet de décret a été adopté à l'unanimité. En conséquence, les sieurs Blond, Mathelin et autres, ont présenté un mémoire au ministre de la marine, à l'effet de faire liquider et de toucher les secours à eux accordés. Ils ont obtenu cette liquidation sur le pied de cinq-cent livres par mois. Je me suis aussi présenté, et par une fatalité qu'il serait peut être facile d'expliquer, si on veut suivre les relations ministérielles, il ne m'a été accordé que deux-cent livres ; c'est ce seul nouvel acte d'injustice que je me propose de vous dénoncer, Messieurs ; mais ce n'est pas le seul objet de ce mémoire. Des considérations, sans doute dignes de l'Assemblée constituante, ont suspendu le glaive de la loi sur la tête du sieur Bourgon ; je vais prouver que ces considérations me sont étrangères, et qu'il doit être dès à présent jugé garant de tout le tort que j'ai souffert. Et d'abord, veuillez, Messieurs, consulter la lettre et l'esprit du décret du 9 avril 1791 : « il leur [les habitants de Cayenne transportés en France] sera fourni sur les fonds du Trésor public une somme suffisante pour les frais de leur séjour en France ».

De cette disposition résulte une conséquence, c'est que la mesure de la somme à nous fournir doit être arithmétiquement celle de nos frais. Il est dès lors injuste d'assigner à tous une même somme, parce que les frais de chacun, relatifs aux différentes circonstances dans lesquelles il s'est trouvé, diffèrent nécessairement ; ainsi m'appliquer à moi les règles de proportion qui ont déterminé la fixation de secours accordés aux autres, est un mode inexact et injuste. Si cinq-cent livres ont paru une somme suffisante pour mes compagnons de malheurs, qui n'ont habité que le vaisseau dans lequel ils ont fait la traversée, et la France, elle doit bien certainement être insuffisante pour moi. Et en effet, il est connu que les frais auxquels sont obligés les habitants des îles, sont au moins doubles de ceux qu'exige l'habitation de la France, et il est de fait que ces frais ont au moins quadruplé dans le moment de crise et d'insurrection où j'ai habité cette colonie. Qu'on applique cette double mesure à un homme malade, et on aura facilement celle des frais que j'ai faits, et, suivant la lettre du décret, de ceux dont les fonds devaient m'être fournis par le Trésor public ; je joins à ce mémoire un état de la dépense qu'avec la plus grande économie j'ai été obligé de faire à la Martinique, il se monte pour dix mois à onze mille six-cent-quarante livres ; c'est donc la somme onze mille six-cent-quarante livres qui doit m'être fournie par le Trésor public pour ces dix mois. Depuis cinq mois que je suis en France, j'ai été obligé, pour obtenir des moyens de subsistance, de faire de longs et dispendieux voyages ; j'ai essuyé deux maladies extrêmement graves ; j'ai été forcé d'emprunter, dix-huit-cent livres d'une part, et douze-cent livres d'une autre (sommes que mes maladies seules ont absorbées). Assurément cette position ne peut pas se comparer à celle d'un homme qui, bien portant, vit au sein de la capitale, où la dépense n'est que relative aux besoins que l'on se crée ; et si cinq-cent livres ont pu suffire à ces derniers, le double peut-être, est insuffisant pour moi. Les calculs que je viens de faire, Messieurs, ont pour base la taxation de cinq-cent livres faite à mes compagnons d'infortune, et vous êtes, sans doute, bien convaincus que cette proportion ne peut s'appliquer à moi.

Mais combien ma réclamation va-t-elle vous paraître plus juste et plus fondée, quand vous considérerez que moi qui ai été, par la force des circonstances, obligé de dépenser deux-cent mille livres, n'ai obtenu que deux-cent livres par mois. Je ne dissimule pas que j'ai réclamé auprès du ministre. Il m'a répondu que les autres n'avaient obtenu que deux-cent livres comme moi, et que l'excédent avait pour objet le remboursement des frais qu'ils avaient faits pour parvenir à leur justification. Ce mot est un blasphème digne de l'ancien régime, surtout quand on considère que cet excédent que l'on suppose avoir été employé aux frais de justification, forme pour les sieurs Blond et Marthelin, qui ont effectivement suivi l'affaire, une somme de huit mille quatre-cent livres ; mais d'ailleurs j'offre de prouver que le sieur Orban qui a été étranger à ces frais de justification, n'étant même pas à Paris, a reçu pareille somme de cinq-cent livres.
Je me résume et me renfermant dans la disposition textuelle du décret du 19 avril, dont l'inexécution et la violation de la part du ministre ne peut être dénoncée qu'à votre tribunal, je demande que tous les frais faits par moi pendant mon séjour en France, soient payés par le Trésor public, suivant l'état que j'en fournirai. Mais cette décision, à laquelle votre justice ne peut se refuser, n'est qu'un point imperceptible dans la masse des réclamations que j'ai à former, et pour lesquelles je demande un décret de responsabilité actuelle contre le sieur Bourgon. Le rapport qui a été fait à l'Assemblée constituante, le 19 avril dernier, a proclamé hautement le vrai moteur des troubles de l'île de Cayenne. Tout indulgent qu'a été le rapporteur, il n'a pas pu ne pas désigner le sieur Bourgon, et le désigner coupable, c'était le juger responsable. Mais plus le délit est grave, plus ses conséquences sont importantes, et plus il a cru devoir au prévenu la réserve de tous ses moyens. Il est coupable, a-t-il dit, mais a-t-il pu ne pas l'être? Des circonstances impérieuses, la diversité des opinions, l'exaltation des esprits ont pu le déterminer à ne pas opposer au torrent une force peut-être insuffisante, et qui, par cette raison, eût pu mettre dans un grand dan-ger, non seulement les individus arrêtés, mais même la colonie entière ; dans le douté, il a proposé un envoi de commissaires ; ce qui a été décrété. Je rends hommage à cet acte de justice, mais j'en tire la conséquence que si la volonté du sieur Bourgon n'a pas été violentée, si les torts qu'il a eus à mon égard sont spontanés, et si la connaissance de ces torts est acquise en ce moment de manière à ce que le rapport des commissaires n'ajoute rien à leur évidence, il est par ce même décret déclaré dès à présent coupable, et dès lors chargé dès ce moment de tout le poids de la responsabilité. Eh bien ! ces hypothèses vont devenir des faits. Peu après notre déportation de l'île de Cayenne, le calme y a été ramené. L'assemblée coloniale a rétabli l'ordre des pouvoirs ; peu après, par conséquent, le sieur Bourgon était parfaitement libre ; nulle impulsion étrangère ne pouvait influencer sa volonté ; et c'est alors, c'est après six mois de calme et de liberté, qu'il envoie trois émissaires à la Martinique, et que par eux il sollicite et obtient du desposte Behague un nouvel arrêt, un nouvel emprisonnement de ma personne ; par là, tous les doutes sur les véritables intentions du sieur Bourgon cessent il a été coupable parce qu'il a voulu l'être ; dès lors, il est devenu mon garant de tous les maux que j'ai soufferts, de toutes les pertes que j'ai éprouvées le comité colonial le jugeant coupable, a seulement voulu s'assurer s'il a pu ne pas l'être ; la question est décidée par le fait. La consé- quence qui s'en induit est nécessaire et indispensable. Sans doute, si à l'instant où le rapport se faisait, le comité eût été instruit de ces faits, il aurait provoqué à mon égard un décret définitif.

Je demande qu'en ce moment où l'Assemblée ne peut plus avoir l'ombre du doute qui a motivé la décision de l'Assemblée constituante, elle fasse ce qu'aurait fait l'Assemblée constituante, si elle avait été instruite des faits, qu'elle ordonne le rapport du décret du 19 avril 1791, à mon égard, et jugeant à présent le sieur Bourgon coupable des vexations que j'ai éprouvées dans ma personne et dans mes biens, le déclare garant et responsable des pertes que j'ai essuyées, et des énormes dommages qui en ont résulté pour moi. Ces pertes, ces dommage sont incalculables : depuis quinze mois, je suis enlevé à mes affaires, à mon domicile ; mes propriétés ont été négligées, abandonnées (je n'ai ni femme ni enfants), mes fermiers ont abusé de ma chose, mes esclaves m'ont volé, mes débiteurs sont devenus insolvables ; mes papiers, mon article le plus précieux ont été livrés à la dilapidation du peuple ; enfin, par tant de maux, de traverses, de tourments, ma santé est absolument ruinée. La fortune du sieur Bourgon suffira-t-elle à mon indemnité ?

Je demande donc qu'il vous plaise décréter que le décret du 19 avril 1791 sera exécuté dans la disposition qui ordonne qu'il me sera fourni sur les fonds du Trésor public une somme suffisante pour les frais de mon séjour en France, et qu'en conséquence la quotité de cette somme sera fixée d'après les états que j'en fournirai. Et que ce même décret sera rapporté à mon égard en ce qu'il surseoit à juger la responsabilité demandée contre le sieur Bourgon jusqu'au rapport des commissaires à envoyer, et le réformant, déclarer dès à présent ledit sieur Bourgon responsable des torts par moi soufferts, et des dommages considérables qui en sont la suite.

François Lhomond