L’épitaphe du rochelais André Marchant au musée de Poitiers (1439)
Le 26 juillet 1439 mourait à Poitiers un grand « fonctionnaire » de l’administration royale, André Marchant. Il fut inhumé en la chapelle des Cordeliers, et une épitaphe, gravée sur pierre mesurant 0 m 53 X 0 m 50, fut incrustée dans le mur de la chapelle. Elle a été dégagée lors de fouilles menées par la Société des Antiquaires de l’Ouest, et a été donnée alors à la Société (1849). Publiée à quatre reprisesi , elle est aujourd’hui conservée au Musée Sainte-Croix de Poitiers.
Cy . devant . gist . noble homme .et . sage . Andry.
Marchant . lequel . en son vivant . fut . conseiller .
de feu . roy Charles . VIe . et . du . roy . Charles
VIIe . qui est . a present . en leur . court . de parlement .
et . depuis . fut . conseiller . et . chambellan .
desdiz . roys . et . en son . temps. successivement
bailli . de Sens . et . d’Auxerre . bailly . d’Evreux
prevost . de Paris . gouverneur . du duchié .
et . capitaine de la ville . d’Orleans .pour monseigneur .
le duc . d’Orleans . lequel . tresspassa . en
ceste . ville . le jour . sainte Anne .
l’an . mil quatre . cens . trente et neuf .
La formule initiale prend la suite directe du hic jacet constamment employé depuis les premières inscriptions chrétiennes « cy devant gist » se trouve à Lille en 1376 et en 1386 puis dès le début du XVe siècle ; à Paris, à Poitiers on ne la rencontre qu’à partir de 1433. Mais on notera que l’expression « cy devant gist » n’apparaît que dans les années 30 du XVe siècle. On assiste à la fin du Moyen Âge, et spécialement au XVe siècle à une inflation de qualificatifs honorifiques, comme si l’affichage de son état social, de la réussite de sa carrière, était devenu importantii. Le « noble homme et sage » se trouve dans les épitaphes à partir du deuxième tiers du XVe siècle : « noble homme et sage », maître Jean Bonféal, avocat fiscal du duc de Bourgogne, en 1433 à Saint-Etienne de Dijon, « noble homme et sage » maître Richard de Chancey, licencié en lois, chef du Conseil du duc de Bourgogne, en 1438 aux Oratoriens de Dijon, « noble homme et sage » maître Richard de Chancey aux Cordeliers de Dijon en 1469.
On trouve aux mêmes dates cette expression pour les principaux officiers royaux ou princiers dans les chartesiii. De même au XVe siècle les principaux officiers de l’administration royale sont tous dits « conseillers du roi », un titre qui s’étendra au cours du siècle à des officiers de rang secondaire, tandis que les plus notables des chargés d’office seront dits « conseillers et chambellans du roi » iv .
L’élément le plus intéressant de cette épitaphe reste le fait qu’il s’agit d’un véritable curriculum vitae. Grâce au précieux répertoire des officiers royaux de Gustave Dupont-Ferrierv , on sait que André Marchant fut conseiller lai au parlement de Paris dès 1389, prévôt de Paris en 1413-1414, bailli de Sens et d’Auxerre en 1415 puis d’Evreux en 1417, capitaine et gouverneur d’Orléans en 1418. L’épitaphe donne toutes ces charges, mais situe à tort celle de prévôt de Paris après celle de bailli. Ce détail précis d’une carrière est très rare avant la fin du XIVe siècle, mais devient fréquent au XVe siècle ; Gustave Dupont-Ferrier n’indique pas ce que devint André Marchant après 1418. Deux procédures devant le Parlement de Poitiers en décembre 1423 et en août 1425 citent toujours André Marchant comme capitaine et gouverneur d’Orléans. Il s’agit chaque fois de prisonniers de guerre et de leurs rançons, car, soutient-il, « quand aucun est pris en une ville par droit de guerre, … [il] doit estre prisonnier du capitaine d’icelle ville ; … aussi qu’il est permis de prendre et ransonner, par manière de guerre, tous Bourguignons et Anglois, et ceulx qui tiennent leur party » vi. J’ignore ce qu’il est devenu entre 1425 et sa mort.
Le hasard de la recherche m’a permis d’identifier l’origine d’André Marchant. Il descendait d’une famille de notables rochelais. Maître Jean Marchant est connu comme un homme de loi, lieutenant du sénéchal de Saintonge en 1362, sous l’occupation anglaise. Il sera maire en 1364 et 1368vii. S’il s’agit toujours du même Jean il est qualifié de licencié ès loisviii et il était marié à Jeanne Debadon, dont il eut André, Catherine, Pierre et Jeanneix. En 1394-1395 maître André Marchant fut reçu échevin de La Rochelle sans élection parce qu’il avait eu des voix à l’élection de maire cette même année, alors qu’il n’était encore que pair. Il fit le serment accoutumé et jouit dès lors de tous les droits d’un échevinx . En 1413-1414 le corps de ville de La Rochelle se préoccupa de trop nombreuses absences des membres de l’échevinage qui, résidant hors de la ville, n’assuraient plus de ce fait le guet ni la garde des portes et ne contribuaient plus aux charges de la ville. Il fut décidé de leur faire savoir que, si, dans le mois, ils ne faisaient pas résidence à La Rochelle, ils perdraient leur place parmi les cent membres du corps de ville. Il fut fait exception pour « maistre André Marchant, eschevin de ladicte ville, pour ce qu’il est conseiller du roy nostre sire en sa chambre de parlement et à présent prévost de Paris, pour l’occupation desquelz offices et pour l’exercice d’iceulx il convient et est de nécessité qu’il demeure et face sa résidance en ladicte ville de Paris, et pour considération aussy que par le moyen desdictz offices, de la distrection de sa personne et autrement, il a peu et pourra toujours faire plaisir et service à ladicte ville et commune d’icelle, autant et plus que s’il faisoyt sa rézidance en ladicte ville et que s’il faisoyt et portoyt les charges dessusditces » xi .
André Marchant faisait déjà partie du corps de ville de La Rochelle et avait des voix à l’élection du maire en 1394. S’il est né autour de 1370, il est âgé en 1439, et c’est peut-être au cours d’un voyage à La Rochelle qu’il décéda à Poitiers en 1439. Le terme « trespasser » est déjà fréquent au XIIIe siècle – une soixantaine d’exemples. La datation par une fête religieuse a, en épigraphie, un premier témoin en France à Briord aux VIe -VIIe siècles, et elle a surtout cours aux XIIe -XIVe sièclesxii. Le culte de sainte Anne n’apparaît en Occident qu’au temps des croisades, et est principalement répandu à la fin du Moyen Âge et à la première moitié du XVIe siècle. Qu’on pense à Poitiers à l’église Notre-Dame-la-Grande, sa chapelle Sainte-Anne de 1475, son groupe sculpté de la Sainte Parenté – la famille de sainte Anne – du XVIe siècle.
On observera que l’épitaphe ne comprend aucun élément religieux. On est ici passé totalement de l’oraison funèbre à l’affichage du statut social, de la glorification des vertus religieuses à la gloire d’un rang dans la société.
Robert FAVREAU