Testament de Samuel Majou et de Marguerite Desmé :
Au nom du Père et du Fils, du Saint-Esprit, Amen.
Nous Samuel Majou et Marguerite Desmé, mari et femme, seigneur et dame de Lousigny, demeurant en notre maison dudit lieu, paroisse de Saint-Germain-de-Prinçay, faisant réflexion que l'heure de notre mort est prochaine, moi ledit Majou ayant soixante et sept ans passés dès le douze septembre dernier, et moi, ladite Desmé, cinquante et trois, qui finiront au mois de mars prochain, et d'ailleurs détenue de maladie depuis trois mois, avons, d'un même esprit, proposé d'écrire ici quelque chose de nos sentiments communs.
Premièrement nous rendrons grâces à notre Dieu et Père des bénédictions qu'il lui a plu répandre sur nos personnes et sur nos biens, et surtout de la douceur, tranquillité, parfaite union et amitié en laquelle nous avons vécu ensemble, depuis qu'il avoit plu à Dieu nous unir par le mariage, qui fut le dixième d'août mil six cent soixante et un ; ne nous étant jamais arrivé d'avoir aucune parole contraire l'un envers l'autre : au contraire nous étant soutenus et consolés en toutes les adversités en nos biens, affaires et afflictions de la mort de notre fils aîné, mort en Allemagne, de la mort des père et mère de moi, ladite Desmé, et de nos frères et sœurs et neveux, dont nous avons été sensiblement touchés d'affliction. Nous avons encore à rendre des grâces singulières à ce bon Dieu de nous avoir fait naître dans sa sainte religion et d'en toujours avoir les sentiments dans le cœur, quoiqu'elle ne se professe plus publiquement en ce royaume depuis l'an mil six cent quatre vingt-cinq, en laquelle année notre Roi cassa tous nos édits, chartes et privilèges, et fit abattre nos temples. Il envoya des régiments de dragons exercer des cruautés incroyables sur ceux qui ne voulurent pas donner des actes devant les curés, portant qu'ils renonçoient à l'hérésie et erreurs de Calvin et qu'ils embrassoient les cérémonies de l'église romaine. La violence du dragon nous fit tomber en cette lâcheté, comme les autres, dont nous demandons pardon à Dieu. Nous n'avons point assisté au service, ce qui a attiré à moi Majou dix-huit mois de prison à la Bastille, à Paris ; mais mon Dieu m'a soutenu contre les menaces, maux et promesses qu'on m'a faits : en sorte que j'en suis sorti sans avoir rien accordé aux religieux destinés à me rendre, et aux autres en même état, des visites de remontrances et de menaces.
Nous avons encore bien des grâces à rendre à ce bon Dieu et père des bénédictions qu'il lui a plu répandre sur nos enfans, leur ayant donné à tous un esprit de douceur et d'obéissance envers nous. Nous les avons vus au nombre de neuf, que je nommerai selon le degré de leur âge, savoir : Philippe, mariée avec François de la Douespe, seigneur de la Vaslinière, qui ont sorti du royaume à cause de la persécution, en ladite année mil six cent quatre-vingt-cinq, qui sont présentement établis à Balk, en Frise ; Samuel Majou, sorti avec eux et pour la même cause. C'est lui qui est mort à Zell, en Allemagne, de la petite vérole ; Marguerite ; Jean ; Françoise ; Catherine ; Louise ; Daniel ; et François. Nous les exhortons tous à recevoir la bénédiction que nous leur donnons, comme la chose la plus précieuse que nous pouvons leur donner ; et ce faisant, Dieu ratifiera cette bénédiction sur leurs personnes et sur le peu de biens que nous leur laissons.Et d'autant plus que nous les avons acquis légitimement, quelque examen que nous fassions sur cela, nous ne trouvons point que nos consciences nous fassent aucuns reproches. Nous sommes persuadés que notre réputation vous confirmera cela. Moi, ledit Majou, j'avois huit à neuf mille livres de bien de naissance, et moi, ladite Desmé, quinze à seize ; et aujourd'hui nous pouvons avoir ... de bien, que nous voulons être partagé également entre vous tous, sans aucun avantage et de bonne foi. Si c'étoit le plaisir de Dieu de nous laisser encore quelque temps au monde, nous aurions dessein de faire nos partagés ; mais comme apparemment nous ne verrons pas cela, nous sommes en peine qui vous indiquer pour travailler avec vous à vosdits partages. Si mon frère Majou et mon neveu des Grois, son fils, sont au monde, vous pourriez sûrement les employer, et mon neveu la Jaudonnière aussi ; mais si vous êtes gens de bien, Dieu vous donnera assez d'esprit et de lumières pour parvenir audit partage. Vous trouverez en nos papiers l'état et l'estimation de nos domaines.
Aimez-vous cordialement, courez au secours l'un de l'autre, n'ayez qu'un même sentiment, que le partage de notre peu de bien n'empêche pas qu'ils deviennent communs pour le secours les uns des autres. Ayez toujours la crainte de Dieu devant les yeux, et il ne vous abandonnera point. Soyez persuadés qu'il y a toujours eu une union et amitié parfaite entre nos frères et sœurs et nous, et qu'en cela nous avons suivi l'exemple de nos pères, desquels la réputation est en bonne odeur. Cela viendra peut-être encore jusqu'à vous. Nous recommandons nos deux plus jeunes, Daniel et François, à Jean notre aîné et à nos filles. Ayez soin de leur instruction et ménagement. Nous avions pensé de les mettre chez des marchands de la religion, à la Rochelle ou ailleurs, quand ils en seroient capables. Souvenez-vous que vous avez pris alliance en la religion de Dieu et de vos pères, par le baptême que vous y avez reçu, ne renoncez jamais à cette alliance: au contraire, faites qu'elle soit perpétuée en vos familles, de génération en génération. Et vous surtout, nos chères filles, ne vous exposez pas à aucun péril, ne mettez point à la balance le bien et le mérite d'un homme avec votre religion, ne donnez jamais de pied sur vous, de quelque religion que ce soit, que vous n'ayez mûrement examiné la naissance, la bonne vie et mœurs de ceux qui se présenteront pour le mariage: vous avez déjà tant d'exemples de filles qui se sont légèrement mariées et en quel désespoir elles sont tombées, peu de temps après leur mariage, sans oser presque s'en plaindre, et se voir par là abandonnées de leurs proches. Soyez sages, retenues, prudentes ; évitez surtout le commerce du babil, car cela attire la médisance envers le prochain, ou du moins donne lieu de nous accuser. Il faut tout voir et entendre et en profiter, mais garder le silence ; et au fond, c'est un grand péché envers Dieu que de calomnier quelqu'un, quoi même que la calomnie fut véritable.
Par là on se fait des ennemis il n'en est point de petits. Au contraire il faut cultiver l'amitié de tout le monde quand on le peut; sur toutes choses être charitable, et vous souvenir que nous l'avons toujours exercée, par la grâce de Dieu. Il ne faut point que ce soit par ostentation, mais en vraie charité. Soyez bons ménages ; ayez toujours une petite réserve, si faire se peut. Regardez bien avec qui vous commercerez : les uns sont de mauvaise foi et les autres indigents. Si Dieu ne permet pas que nos chers enfants, la Vaslinière et sa pauvre femme et enfans, soient de retour en ce royaume lorsque vous ferez vos partages, donnez leur ce qui leur appartiendra comme à un de vous autres, et leur en faites tenir le revenu où ils seront ; et non seulement cela, mais du vôtre s'ils en ont besoin. Ils n'ont reçu que deux mille livres de leur mariage, quoi qu'ils nous aient donné un acquit de cent cinquante livres de rente, assignées sur Bois-Baudet. Ce que nous avons fait est pour sauver ladite rente, au fonds de Bois-Baudet, de confiscation. Et quant au compte qu'ils pourroient demander des jouissances dudit Bois-Baudet et de la métairie de la Vaslinière, appartenant à mon dit gendre, nous leur avons envoyé de temps en temps la recette de leur bien, en sorte que l'un doit être compensé par l'autre sans autrement examiner les choses. Et à l'égard de certains moutons, que notre gendre nous avoit laissés, ils furent vendus au sieur Achard, de Saumur, qui les doit et acquittera tout. Et quant à ce qui leur étoit dû par Favreau, de Nueil, et à moi en particulier, j'ai pris une maison audit Nueil en payement, par moitié avec mon neveu Brethé. Nous désirons que ladite moitié de maison demeure entièrement à notredit gendre, pour ce que lui devoit ledit Favreau. Et quant à nos meubles, nous voulons pareillement que leur part leur soit gardée et envoyée en bons effets. Nous leur donnons ici en particulier notre bénédiction, et à leurs petits enfans. Et quant à Charlotte, leur aînée, qui a demeuré parmi nous et qu'on nous a violemment ravie et mise à la Propagation, à Luçon, nous vous demandons à tous de faire ce que vous pourrez pour l'en retirer et élever parmi vous. Nous l'exhortons d'être bien sage et craignant Dieu.
Encore une fois ne vous désunissez point jamais. Souvenezvous de l'exemple de ce bon père de l'Écriture, lequel, au lit de la mort, fit venir tous ses enfants ; et s'étant fait apporter N'ayez ni procès ni querelle avec personne; perdez plutôt du vôtre et vous soumettez au jugement des gens de bien. Sur toutes choses, ne vous mettez pas en l'esprit que vous avez du bien assez pour vivre sans rien faire. Au contraire adonnez-vous dès votre jeunesse à faire quelque chose, soit en commerce ou autrement. Vous ferez bien de nous imiter. Nous exhortons nos deux chers petits Daniel et François d'être sages et obéissants à leur aîné et à leurs sœurs, qui ne manqueront pas de bonté pour eux. Adonnez-vous surtout, nos deux chers petits enfants, à fréquenter les honnêtes gens et non pas les gents de néant. Il faut, sans mépriser personne, fréquenter ceux qui sont au-dessus de nous, et surtout éviter le procès c'est l'ennemi juré de nos biens, de notre repos, honneur et conscience. Soyez reconnaissans du bien qu'on vous aura fait ; c'est un grand défaut que l'ingratitude. Si Dieu permet que le mariage de notre fille Gothon avec mon neveu la Jaudonnière réussisse, nous le prions d'aimer toute la famille et d'en être le père charitable, et Dieu l'en bénira. Si dans le monde on nous a fait injure, nous vous ordonnons de l'oublier et n'attendre pas qu'on vous fasse satisfaction ; au contraire cherchez l'occasion de vous mettre bien avec telles personnes, car de notre part, nous oublions tout le tort qui pourroit nous avoir été fait et demandons pardon à tous ceux que nous pourrons avoir offensés. Il faut cultiver ceux qui ont été amis de nos pères, et ne pas se souvenir de l'injure qui nous auroit été faite. Lisez notre présent testament au moins une fois l'an. Nous vous en laissons, à cet effet, à chacun un autant, de nous signé, et demandons à Dieu, pour vous et vos enfants, qu'il vous fasse comme au bon larron ; qu'il dise à vos âmes, au sortir du corps : « Je te dis que tu seras aujourd'hui en paradis avec moi. » Lisez la Sainte Écriture et toutes sortes d'autres livres, ceux de piété singulièrement il n'y en a point où il n'y ait à profiter. On est bien confus en compagnie quand on ne sait rien.
Ne vous mettez pas dans votre ménage un à un, étant garçons et filles, car quoique ménager on s'y ruine, si ce n'est que vous vous joigniez plusieurs ensemble. Rendez souvent visite à vos proches, non pour leur être à charge, mais pour entretenir l'amitié; et surtout, nos deux chers petits enfants, soyez sobres sur le vin. Rien n'est plus méprisable qu'un ivrogne ; imitez-moi, je n'ai jamais bu de vin sans eau à mon ordinaire. Ne prenez pas l'habitude de jurer le saint nom de Dieu, mais que votre oui soit oui, et votre non non. Ainsi soit-il.
Fait ce douzième jour du mois de janvier mil six cent quatre-vingt-seize.